Geneviève COHEN-CHEMINET

Poems for the Millennium:

Jerome Rothenberg et Pierre Joris lisent Charles Reznikoff
Collage/montage/assemblage, Poésie anglaise et américaine. Ed. Paul Volsik. Cahiers Charles V, Université Paris VII Denis Diderot. 2003. 119-135.

All rights reserved Cahiers Charles V, Université Paris VII.


Mon point de départ sera la section’’ Objectivists’ Second Gallery » (525–556) et l’extrait de Testimony de Charles Reznikoff (546-551) du premier des deux volumes de l’anthologie Poems for the Millennium The University of California Book of Modern & Postmodern Poetry publiée en 1995, longue de 1682 pages et dont les editors sont deux poètes-universitaires, Jerome Rothenberg et Pierre Joris. Ils ont choisi non pas un extrait du Testimony The United States Recitative publié en 1978 chez Black Sparrow Press mais la quatrième série modulaire qui conclut Going To and Fro and Walking Up and Down publié en 1941. Ce recueil contient cinq séries, 1- A Short Story of Israel ;Notes and Glosses, 2- Autobiography : New York, 3- Autobiography : Hollywood, 4- Testimony, dont la note paratextuelle indique : « Based on cases in the Law reports », et 5- Kaddish : « A portion of the ritual of the synagogue recited by mourners ». Quatre questions me serviront de fil conducteur : en quoi cette anthologie est-elle différente des autres anthologies ? Pourquoi puis comment Charles Reznikoff est-il anthologisé ? Que signifie ne plus lire Testimony dans la contiguïté spatiale de son « site natif » (« Sitz-im-Leben », Ricoeur 1986,53) mais entre Discrete Series de George Oppen, intégralement publié, et A Journey Away de Carl Rakosi, petit poème extrait de The Poet (1924-1939) ?


Encyclopédie des Nouvelles Lumières


L’organisation de Poems for the Millennium est pensée à la croisée entre encyclopédie des Nouvelles Lumières et archive, entre tactique d’insubordination textuelle et stratégie d’accumulation éclectique.


The history of twentieth-century poetry is as rich and varied as that of the century’s painting and sculpture, its music and theater, but the academic strategy has been to cover up that richness.[…] It is this realization – so obvious and so deliberately concealed- that the first of our two volumes is intended to express.(1995, vol 1, 8)


L’anthologie se donne pour mission salvatrice de dépêtrer la poésie du carcan des New Critics (1981, 22-23) et de leurs références consacrées, «T.S. Eliot, W.B. Yeats, W.H. Auden, John Crowe Ransom, Allen Tate, Randall Jarrell, Robert Lowell » (1981, 22). Comme dans ses traductions antérieures et dans toutes ses anthologies précédentes ( Ritual (1966), Technicians of the Sacred (1968), Shaking the Pumpkin (1972), America a Prophecy (1973), Revolution of the Word (1974), A Big Jewish Book (1977), Symposium of the Whole (1983), Exiled in the Word (1989), A Book of the Book (1999) ) Jerome Rothenberg ne se sent redevable que d’une poésie,


A poetry of changes, experiment, destruction & creation, questioning old structures & inventing new ones, blurring fixed distinctions, opening the domain, & so on […].(1981,23) ou (139 sq.)


Il ajoute :


[…] & what disturbs me about most of the poets you mention is that they raised an opposition that tried to halt the modernist ferment, to pull back to a conventional poetics somewhat modified by the modernist turn of events but fundamentally conservative in outlook : a familiar Anglo-Saxon and class-oriented view of language & high-culture.(1981,23)


Or, cette réponse jugée d’arrière garde (« rear-guard response » 1981,23) a occulté


The most interesting works of poetry and art [are] those that question their own shapes and forms, and by implication the shapes and forms of whatever preceded them. […].(1995, vol 1, 11)
We would go so far as to suggest that the experiments of the twentieth-century avant-gardes can be viewed as prolegomena to the realized workings of the century to come. (1995, vol 1, 9)


Poems for the Millennium postule donc que la connaissance renouvelée du questionnement des frontières artistiques et des cadres hérités du passé libèrera la création de formes poétiques nouvelles. Cette tradition-là constituée de toutes les expérimentations poétiques n’est plus hétéronomie, soumission à des principes extérieurs qui menaceraient l’autonomie du créateur individuel, mais connaissance optimiste, libertaire, libératrice, nécessaire aux créations futures. Que les poètes Objectivistes fassent partie de ce « New American poetic lineage » (Golding 1997, 14) mérite donc attention.
La manière dont les Objectivistes ont été ou non anthologisés est emblématique du pouvoir que toute anthologie a de conférer ou de refuser à l’œuvre une valeur esthétique, puis emblématique du renversement de la relégation en signe de valeur littéraire authentique. Basil Bunting, Lorine Niedecker, George Oppen, Carl Rakosi, Charles Reznikoff et Louis Zukofsky furent rapidement anthologisés dans le numéro programmatique de février 1932 de Poetry (« Program : ‘Objectivists’ 1931 ») ainsi que dans l’anthologie éponyme de Louis Zukofsky de 1932, mais disparurent aussitôt dans les notes de bas de page du modernisme. Définis par leur même dette ou généalogie moderniste,


Genealogically, they can be regarded as those who identified with and extended the practices of Pound, Williams, and in some cases, Stein, Stevens, and Moore. (Blau Du Plessis, Quartermain 2).


ils furent relégués hors du champ de la réception poétique, Louis Zukofsky excepté. Leur absence du canon des anthologies poétiques américaines est quasi totale de 1933 à 1974. Certes, l’anthologisation n’est pas le but premier du poète. On pense à Ezra Pound, qui refusa de contribuer à un tombeau scripturaire, cette « Aldington’s Imagist mortology 1930 », qualifiée de « 20 ans après [sic] » (Perloff 1998, 52) . Ou plus près de nous à David Antin qui dit à Douglas Messerli en 1984 : « Anthologies are to poets what zoos are to animals » (Messerli 31), soulignant ainsi le danger de la monstration qui transforme le poème singulier en prototype, fait du volume une cage, de l’anthologiste le metteur en cage du texte et du lecteur un touriste culturel consommateur de la mise à disposition généralisée du poétique échantillonné. Mais pour le lecteur critique, l’anthologie peut être lue rétrospectivement comme le précipité culturel d’une époque. Ainsi Marjorie Perloff constate « with the hindsight of the 1990s »


The Objectivist » Anthology, for that matter, far from being the anomaly Zukofsky and Oppen scholars have often taken it to be, was in fact representative of a larger aesthetic that has been insufficiently distinguished from its modernist past and its postmodernist future. The shift that takes place at the turn of the decade is one from the modernist preoccupation with form - in the sense of imagistic or symbolist structure, dominated by the lyric « I » to the questioning of representation itself. (Perloff 1998,53)


Ce sont les Black Mountain/San Francisco Poets et les Language Poets (Perloff 1998,82) qui réhabiliteront les Objectivistes, dont ils retiennent une nouvelle figure de la subjectivité et l’idée du poème comme objet (Rothenberg, Joris 1995, vol 1, 525-526).


[…] the older American ‘Objectivists’ (themselves becoming visible again as makers of a transitional ‘new American poetry’.(Rothenberg, Joris 1995, vol 2, 13)


C’est à cette même ré-évaluation esthétique qu’il faut rattacher la traduction de Testimony en 1981, par Jacques Roubaud, et l’intérêt pionnier en France de Serge Fauchereau, Claude Royet-Journoux, Emmanuel Hocquard, Pierre Alféri et Olivier Cadio. Lue en termes d’attente esthétique, la diachronie de l’exclusion et l’inclusion des objectivistes de 1960 à aujourd’hui constitue donc la généalogie double des valeurs esthétiques américaines contemporaines : exclusion totale de l’anthologie culte The New American Poetry 1945-1960 de Donald Allen en 1960 ; du Harvard Book of Contemporary American Poetry de Helen Vendler en 1980 (« Vendler’s Harvard Anthology of Contemporary American Poetry simply erases without comment the whole Objectivist tradition. » Golding 1995, 148) ; de In the American Tree de Ron Silliman en 1986 ; de The Columbia History of American Poetry de Jay Parini en 1993 et de la Norton Postmodern American Poetry Anthology, de Paul Hoover en 1994. Mais inclusion des Objectivistes dans trois anthologies d’avant-garde, dans American Poetry since 1950 : Innovators and Outsiders, d’Eliot Weinberger en 1993, qui choisit pour Charles Reznikoff un extrait de Holocaust ; inclusion dans From the Other Side of the Century : A New American Poetry 1960-1990 de Douglas Messerli en 1994 qui commence son volume de 1135 pages par Holocaust, suivi de By the Well of Living and Seeing, Jews in Babylonia et qui termine par Testimony (The South) dans l’édition de 1978 ; enfin inclusion par Jerome Rothenberg et Pierre Joris. Ainsi Poems for the Millennium, en tant que choix métapoétique, construit une mémoire des œuvres en renouvelant la valeur esthétique attribuée aux Objectivistes, et reconduit un territoire poétique en voie d’acceptation institutionnelle où les Objectivistes font figure de génération charnière.


Passé donateur, passé fondateur


Second trait singulier, l’anthologie est de manière performative acte de poiesis, acte de création d’un poème long de poésie trouvée « a grand assemblage: a kind of art form in its own right », « a number of chance juxtapositions that resemble a kind of modernist collage » (Rothenberg, Joris 1995, vol 1, 12). Jerome Rothenberg est conscient de la nature réflexive de ses anthologies dont les préfaces ont une fonction de manifeste poétique. Ainsi, dans Pre-Face to Pre-Faces, il écrit : « The main activity of my poetics has involved such acts of presentation : assemblage & performance & translation. » (1981, 3), reliant chacune des facettes de son travail créateur à une même volonté de renouveler le territoire poétique. L’anthologie est un acte de composition à part entière dont deux citations éclairent la spécificité :


I would be less than honest to disguise- that I’ve felt (in maybe all the anthologies but Revolution of the Word) a sense of the book as a poem, a large composition operating by assemblage or collage : my own voice emerging sometimes as translator, sometimes as commentator, […] .(1981, 143)
My own work had followed others in the use of collage and appropriation as a way of opening our individual or personal poetry to the presence of other voices besides our own. I came to think of all that – appropriation, collage, translation - in ideological terms.(Rothenberg, Joris 1995, vol 1, 1)


Certes Jerome Rothenberg préfère montage-collage au sens poundien de Charles Bernstein qui oppose la volonté totalisante du montage à la pratique a-ordonnée du collage,


I go on to differentiate Pound's desire for « montage » (the use of contrasting images toward the goal of one unifying theme) from his practice of « collage » (the use of different textual elements without recourse to an overall unifying idea). (Bernstein 1)


et Pierre Joris préfère le rhizome, régi par les principes de connexion et d’hétérogénéité, de non-hiérachie, de rupture asignifiante, de cartographie à entrées multiples, opposant trace à carte, représentation à construction, arbre à rhizome nomade. Considéré pour sa forme, Poems for the Millennium fonctionne comme long poem, potentiellement infini, ouvert, réflexif, combinant, juxtaposant, ligaturant des séries syntagmatiques dont pourrait rendre compte la métaphore du nexus comme trope d’organisation séquentielle discrète. Je l’emprunte à The Objectivist Nexus de Rachel Blau Du Plessis et Peter Quartermain (19). Le nexus (de nectere, lier, joindre, connecter) décrit un lien entre poètes, sans l’idée convenue de génération littéraire, et un lien entre séries de poèmes. Nexus s’applique donc à Poems for the Millennium et à Testimony car il marque surtout la tension entre passé et présent ligaturés ensemble dans une coupure fondatrice. Or l’équilibre de ce double étai entre brisure et suture, oubli et anamnèse, dissémination et insémination, me semble relever d’une pratique herméneutique d’appropriation.
Si « l’herméneutique est la théorie des opérations de la compréhension dans leur rapport avec l’interprétation des textes » (Ricoeur 1986, 83), alors la médiation des textes antérieurs, « le plus grand détour » par ce que Paul Ricoeur nomme les textes « de la grande mémoire » (95) permet de déplacer la question de la lecture des enjeux de la subjectivité du sujet connaissant à celle d’une distanciation bénéfique de moi à soi :


Se comprendre, c’est se comprendre devant le texte et recevoir de lui les conditions d’un soi autre que le moi qui vient à la lecture. (Ricoeur 1986,36)


Lue en termes herméneutiques plutôt qu’idéologiques, l’appropriation signifie que ce qui est étranger devient propre et que l’accueil du texte étranger conduit le je poétique à se désapproprier de lui-même, dans un acte de distanciation. « Alors j’échange le moi, maître de lui même, contre le soi, disciple du texte. » (Ricoeur 1986, 60). C’est comme herméneutes que Charles Reznikoff, Jerome Rothenberg et Pierre Joris découpent les oeuvres qu’ils choisissent (« acte sur le texte »), et qui les transforment en retour, eux et leurs lecteurs (« l’acte du texte », Ricoeur 1986, 175). Il faut replacer dans une stratégie herméneutique « [The] idea of poetry as an instrument of change » 1995, vol 1, 2):


The form of the work we have assembled is that of a synthesizing and global anthology of twentieth century modernism with an emphasis on those international and national movements that have tried to change the direction of poetry and art as a necessary condition for changing the ways in which we think and act as human beings. (Rothenberg, Joris 1995, 2)


L’anthologie en tant que forme poétique structurée par la coupure et l’appropriation est pensée comme un pari herméneutique sur le futur.
La lecture des Pre-Faces & Other Writings de Jerome Rothenberg permet d’approfondit l’idée d’appropriation. Elle y est renversée en donation, « Poems presented : offered up » (1981, 35), ce « passé donateur » (Schlanger 100-101) devenant « passé fondateur » du poétique présent, «making something present, or making something as a present » (Rothenberg 1981, 92) avec un jeu sur les deux sens de présent. La donation au lecteur apparaît dans l’idée d’une contre-anthologie qui ne se lirait pas comme une anthologie, dans le rejet de la posture du critique qui déciderait de la vie ou de la mort d’un auteur tel Harold Bloom le contre-modèle de l’« Ange exterminateur », le « devourer », le « Covering Cherub » qui empêche le retour au paradis des poètes (Paradise of Poets) en faisant de la répression le moteur de la poésie.


[…] we could accomplish all of these ends without turning the selection of authors into the projection of a new canon of famous names- rather, to have the anthology serve a more useful function, as a mapping of the possibilities that have come down to us by the century’s turn. (Joris, Rothenberg 1995, vol 1, 3)
By contrast the present gathering takes the twentieth century as its basic time frame […] Along with these movement sections, we have composed three larger, loosely chronological ‘ galleries ‘ of individual poets, without a stress on particular affinites or interconnections between those represented. The galleries are set up like pictures at an exhibition, the order of presentation proceeding by birthdates of the poets, resulting in a number of chance juxtapositions that resemble a kind of modernist collage. (12)
The reader may accordingly wish to approach the book, with its division into galleries and movements, as the equivalent of an ample but necessarily limited museum, with a display of art that suggests, always, more than it can actually reveal. Such an open-ended approach, our Dada forebears wisely told us, is also part of any modernism still worth consideration in the millennium to come. (14)


Que le même auteur se retrouve dans diverses sections n’est pas selon moi le trait saillant de cette cartographie. Le terme de « mapping », écho à Gilles Deleuze, Félix Guattari et Jean-François Lyotard dans la traduction de Gregory Ulmer, est associé à la métaphore du musée, ce qui permet de comprendre la lecture comme un itinéraire ethnopoétique qui dépasse les limites nationales américaines, une relation de voyage dans la poésie d’Europe (Angleterre, France, Italie, Espagne, Portugal, Hollande, Russie, Hongrie, Pologne, Allemagne, Suède, Serbie, Finlande, etc), d’Asie (Chine, Japon), d’Afrique, bref un pèlerinage mondial et éclairé de commentaires sur le modèle d’une périégèse entre Hérodote et Baedecker. Il faut ici remarquer que dans son anthologie From the Other Side of the Century, Douglas Messerli file une métaphore similaire quand il associe bibliothèque et guide de voyage :


The true reader must always enter the dark forests of libraries, must stalk down the barren plains of literary bookstore shelves to discover the living beast of poetry. My hope is that this tome serves not as a tomb, as memory of that beast, but as a travel guide to send readers scurrying in several directions. (34)


Nous retrouvons d’ailleurs là un des principes ethnopoetiques recteurs des autres anthologies de Jerome Rothenberg mais aussi du magazine Sulfur dirigé par Clayton Eshleman :


Literary magazines that restrict themselves to a national literature deprive themselves of the international network of information and cross-fertilization that is at the heart of 20th century world poetry. (Eshleman, 2)


La déambulation du lecteur, également nomade polyglotte pour Jed Rasula (Rasula 1999,8), se fait ainsi dans un cabinet des merveilles, bibliothèque partagée devenu lieu public de savoirs et de faire poétiques accumulés par deux conservateurs dont la tache est patrimoniale, épistémologique et idéologique. La table des matières fonctionne comme catalogue d’exposition, qui structure les savoirs dont l’architectonique ne veut pas relever de l’histoire littéraire, selon une chronologie ou une archéologie, mais du registre de la mémoire au sens de Judith Schlanger dans La mémoire des œuvres :


[…]le temps chronologique de l’histoire […] déploie un passé linéaire, un passé étalé où ce qui a eu lieu il y a vingt siècles est plus loin que ce qui a eu lieu il y a un siècle.[ …] Dans l’actualité de la mémoire, le passé n’est pas une distance, et le règne du voisinage n’est pas organisé par le calendrier. (Schlanger 111-112)


C’est ce principe de voisinage transhistorique, de co-présence simultanée selon le régime dyschronique de la mémoire qui associe les galeries Surrealism et Negritude à la galerie ‘Objectists’ et qui permet à l’anthologie de ne pas postuler un sens linaire, progressif et téléologique de l’histoire littéraire.
Enfin, pour conclure ce second point, le jeu de mots de Jerome Rothenberg qui relie la donation au présent révèle que le choix d’une anthologie comme somme des ruptures poétiques qui l’ont précédées, de William Blake à la cyberpoésie, rend caduque une conception de la modernité figée dans un « make it new » perpétuel.


« The true Dadas are against Dada » . Or put another way : at the core of every true « modernism » is the germ of a postmodernism. » (Joris, Rothenberg 1995, vol 1, 3)


Cette définition de la poésie par l’hétérodoxie est transhistorique, le postmodernisme continuant le modernisme comme négation mais rompant avec le modernisme comme culture établie (Compagnon 165). Elle oppose à l’idée qui voudrait que seule la modernité serait expérimentale, l’idée que toute écriture qui n’est pas transgressive se condamne au déjà-dit. Etre poète, c’est « Ecrire après sans écrire comme » disait en son temps Henri Meschonnic (27). Peter Middleton, lui, désigne ce même choix du terme de Modernus qui renvoie non pas à ce qui est nouveau mais à ce qui est présent à celui qui parle (1).


« This ferocious vocation of recording angel » (Blau Du Plessis,Quartermain 16)


Reprenons les fils de notre démonstration : collage-rhizome-nexus, coupure et appropriation, écart de soi à soi du sujet lyrique: le lecteur de Charles Reznikoff reconnaît là des enjeux critiques familiers à Testimony qui n’a pas recours à l’autorité de la 1ère personne pour parler et qui ne prend pas le poème pour l’histoire de sa négociation avec la subjectivité de l’auteur. Testimony relève, entre autres, d’un programme esthétique marqué par ce que Dominique Rabaté appelle la « crise de la voix écrite ».


« Entièrement une question de voix » : la littérature semble vouée à chercher les modes d’inscription d’une présence qui se fuit dans sa trace écrite, vouée à interroger la singulière dynamique d’une unité plurielle, d’une pluralité qui défait toute unité pour un sujet tramé de voix- (Rabaté 1999, 7)


Les quatre poèmes choisis par l’anthologie Poems for The Millennium amènent bien le lecteur à se demander où est la voix de Charles Reznikoff, comment la voix du sujet lyrique est construite des éclats de voix d’Amelia, Long John, My mother, I. Lus en regard de ses sources juridiques, ou dans ses versions antérieures de My Country ‘Tis of Thee, le travail énonciatif et la présence énonciative de Charles Reznikoff sont empiriquement vérifiables, mais ils créent un effet de voix particulier caractérisé par la dépossession de l’autorité discursive des témoins réels dont tous les marqueurs d’identification ont été gommés, caractérisé par l’emboîtement d’instances énonciatives en l’absence d’une autorité centrale visiblement assignable qui hiérarchiserait les poèmes. Le lecteur est le témoin d’un brouillage énonciatif et constate l’ébranlement du modèle de la voix unique qui serait immanente à une forme unitaire. Lu dans Poems for the Millennium, on voit comment cet effacement du je poétique diffracté est rattachable à Stéphane Mallarmé dont la page 49, du premier volume, nous dit « Thus Mallarmé stands at the boundary between book & voice ». Testimony semblerait alors une réponse américaine à Crise de vers. Mais peut-on ne le lire que sous les auspices de « la disparition élocutoire du poète » ? Je suis frappée de constater que cette écriture et attente critique sont jugées représentatives de tout Charles Reznikoff et que, Testimony étant son texte le plus cité, la dépossession de soi joue le rôle d’une signature identifiante. Or, cette métonymie est pour le moins restrictive, la question de l’inscription du sujet ne pouvant être limitée à un seul type de dispositif énonciatif. Sans ré-enchanter l’œuvre, ni vouloir restaurer ce que ce texte déstabilise, je constate que Charles Reznikoff a travaillé d’autres dispositifs d’inscription qui ne relèvent pas du programme esthétique unique de la disparition du sujet élocutoire ou de l’épuisement de la voix poétique. Le conte qui suit les trois témoignages n’en relève déjà plus de la même façon : le conteur est certes la voix faussement autobiographique et anonyme dont l’activité est intransitive, débarassée d’un rapport mercenaire au réel, mais sa voix est également transitive au sens où l’acte de conter est orienté vers autrui, vers un auditeur-lecteur, orienté par une transmission du conte génériquement appelé à être re-raconté pour relancer le projet axiologique qui le porte («And Mother, if you are a beggar, sooner or later, / there is poison in your bread » CP II, 53). Kaddish, le poème qui suit Testimony dans le recueil d’origine mais qui est amputé de l’anthologie, s’inscrit dans la même interrogation sur le bien et le mal (« In her last sickness, my mother took my hand in hers » CP II, 53) s’inscrit dans le même dispositif sériel, s’articule à la même réflexion sur la réception et la transmission de la trace écrite. Kaddish, de par son genre, tend vers la performance, la lecture à haute voix pour un auditoire témoin de la la mort mais dont l’écoute transformera la perte en attribuant à la parole ou à l’écriture le pouvoir de faire survivre le nom dans la lecture future. Kaddish, en tant que Stele (CP II, 56) ou epitaph (
, 104-015), renverse le signe de mort en lettre, « marque », « graphème » (Derrida 378) lus par les vivants.


XI
I know you do not mind
(if you mind at all)
that I do not pray for you
or burn a light
on the day of your death :
we do not need these trifles
between us-
prayers and words and lights. (CP II, 56)


L’observance religieuse n’est pas du tout l’enjeu de ce poème. Le rite doit être compris « en tant qu’itérabilité, un trait structurel de toute marque. » Derrida 385). Quand Testimony est coupé de Kaddish, je crois qu’il perd le travail humble mais tenace de Charles Reznikoff sur l’écriture, sur la « marque » écrite en tant que vacance, rupture principielle entre énoncé et énonciateur, entre temps/lieux de production et temps/lieux de réception (Derrida 375-376). L’écriture n’est pas que l’avènement d’un sujet à lui-même, que victoire de la subjectivité ou épuisement de la voix. Charles Reznikoff pense la « marque », le signe écrit qui est voué à être « abandonné à sa dérive essentielle » (Derrida 377) mais qui devient « potentiel de dissémination » quand il est « [inscrit ou greffé] dans d’autres chaînes. » (Derrida 377), quand il est approprié. Alors, la lecture future transforme le signe délaissé en trace. C’est là que Charles Reznikoff lecteur d’archive est aussi poète semeur ou greffeur :


Just Before the Sun Goes Down
Of all that I have written
you say : « how much was poorly said .»
But look !
The oak has many acorns
That a single oak might live. (CP II 209)


Free Verse
Not like flowers in the city
In neat rows or in circles
But like dandelions
Scattered on a lawn. (CP II 210)


The Chinese girl in the waiting-room of the busy railway station
writing on a pad
in columns
as if she were adding figures
instead of words-
words in blue ink
that look like small flowers
stylized into squares :
she is planting a small private garden. (CP II 115)


La parole peut s’éroder mais le texte écrit parce qu’il est écrit, est en attente d’un lecteur futur. Dans son autobiographie poétique Early History of a Writer, Charles Reznikoff explique pourquoi il publié à compte d’auteur


But I could not, it seemed to me,
just put my verse away in a drawer until the Messiah should
come ; (CP II 174)


Ecrire et publier pour sauver le texte de sa disparition, écrire pour être lu, lire comme vocation féroce d’un « recording angel » (Blau Du Plessis, Quartermain 16) résume le geste poétique de Charles Reznikoff. Que cette pensée s’inscrive dans la culture hébraïque, qu’elle implique une conception messianique du temps, c’est un reste avec lequel le critique doit compter. Jerome Rothenberg et Pierre Joris l’ont amputé, craignant peut-être que l’autobiographique ne refasse surface ou que l’ »Ethnos » ne supplante le « Modernus » (Middleton, 1).


There was always an apprehension in my mind, say, that the poetics of the project would be overshadowed by the ethnos, the factor of ethnicity that looms so large in our current political and cultural thinking. (Rothenberg, Java 2)


Cependant, pour moi, décontextualisée et recontextualisée dans d’autres voisinages, la voix ténue de Charles Reznikoff est amputée et réduite à l’anonymat (Rasula 1999, 28.
En somme, cette anthologie-monument et monumentale constitue l’hétéropraxie poétique en nouvelle tradition offerte à l’admiration du lecteur. Elle entérine la perte de toute position d’extraterritorialité poétique et élève le référent solide, le socle-repoussoir contre lequel les ruptures suivantes pourront se créer. Poems for the Millennium nous dit que dans l’éclipse de la transcendance verticale du sacré, l’individu créateur ne tirera pas de lui-même le matériau d’une création sans référence à un dehors radical et imposant d’œuvres antérieures et présentes. Avec ces œuvres proposées à l’admiration, je lis le rétablissement de transcendances partielles dans l’immanence du travail poétique. Que l’œuvre de Charles Reznikoff déborde la lecture de Jerome Rothenberg et Pierre Joris n’est pas tant un défaut que l’appel anticipé d’une autre lecture, d’une autre anthologie de futurs lecteurs.




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